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Un peu de respect pour nos tapis

En cherchant des références de déco au taff cet été, j’étais tombée sur cet article :

[ TENDANCE DÉCO ] LE GRAND RETOUR DU TAPIS PERSAN

Et autant dire que rien ne va dans cet article (à commencer par le titre). J’ai alors pensé qu’une petite critique de cet article pourrait permettre de diffuser de vraies informations, c’est pourquoi je vais m’en servir ici comme prétexte pour renseigner sur plusieurs thématiques : les tapis persans en eux-mêmes, mais aussi des choses relevant de la sociologie et de la politique comme le concept d’appropriation culturelle ou encore l’orientalisme et ses dégâts.

Prendre les cultures extra-européennes comme des « modes »

Première question à se poser : en quoi la formulation du titre « le grand retour du tapis persan » est-elle problématique ? Déjà, ce titre laisse supposer que le tapis persan aurait « disparu ». Disparu d’où ? Les tapis peuplent les foyers des Iraniens depuis des lustres et continuent de revêtir nos parquets, et ce de manière ininterrompue… En tant que franco-iranienne pour qui les tapis représentent la base de l’habillement du foyer, pour avoir grandi et fait toute ma vie au milieu de tapis, et de même pour mes ancêtres, autant dire que je ne vais pas du tout me reconnaître dans ce titre. Mais ce titre n’est pas fait pour que je me reconnaisse dedans à vrai dire, puisqu’il est de toute évidence destiné à un public non-persan, et pire que ça, à un public exclusivement blanc.

L’encart d’introduction le confirme, puisqu’il met en opposition tapis persans et tapis amazighs. Mais comme nous allons le voir, les tapis (qu’ils soient perses ou amazighs) sont le fruit de cultures et de symboliques, et non pas de « tendances » qu’on pourrait jeter ou adopter au gré des envies ; autrement dit, nos cultures ne sont pas des modes éphémères. Le même magazine titre un autre article : Tapis Beni Ouarain : Passion ou overdose ? … A quel moment est-il normal d’avoir une « overdose » d’une culture, d’un pays, d’un peuple ?

Le choix de mots exotisants

Dans la suite de l’article, deux mots viennent interpeller : « ethnique » et « tribal ». L’adjectif « ethnique » est un mot-valise qui regroupe tout ce qui ne provient pas des blancs, à tort. Tous les êtres humains appartiennent à une ou plusieurs ethnies, y compris les blancs (rien de nouveau à l’horizon). Ça n’a donc aucun sens de l’utiliser dans ce contexte, mais il faut savoir que les blancs ne se perçoivent pas forcément eux-mêmes comme blancs, et donc comme appartenant à une ethnie ; pour un grand nombre d’entre eux, ils sont la neutralité, ce sont les autres qui sont « ethniques », « colorés », etc. Proposition pour 2019 et les années à venir : on bannit le mot « ethnique » de l’architecture, du design, de la décoration et de la mode, et on opte pour des mots plus précis, plus nets, plus descriptifs et donc plus corrects, autant moralement qu’intellectuellement. Quant à l’expression « tribu contemporaine » (présent dans le titre « Style et inspiration pour les tribus contemporaines« )… Elle entend qu’au contact occidental, ce qui est « tribal » devient « contemporain » : la notion de tribu est présentée comme quelque chose de primitif (on peut souligner au passage le fait que les tapis ne sont pas vus comme « tribaux » en Iran) qui devient « chic et tendance » au contact des blancs. Cela se confirme dans la suite de l’article, à la partie « Le désamour du tapis persan » (désamour de qui ? Pas des Iraniens en tout cas, oui souvenez-vous, le peuple dont sont issus ces tapis à la base),  l’auteure dit cash : « Perçu comme vieillot, il a disparu des intérieurs « branchés » (…) Quelle horreur ! Tout avait pris un coup de vieux. Il a vite été roulé, renvoyé à la cave et remplacé par un tapis patchwork émeraude plus actuel.« . Il faudrait qu’on lui dise que la culture perse n’est pas morte, elle est bien vivante, « actuelle » et continue d’exister ! C’est assez indécent de qualifier une culture de « vieillotte » et « pas branchée ».

La symbolique des tapis occultée

L’auteure nous annonce ensuite ne rien y connaître en tapis (on l’avait remarqué et on va pouvoir le confirmer encore plus par la suite), balance quelques données chinées sur le Monde Diplomatique… Puis donne des conseils pour choisir le tapis.

 » On le choisit de couleurs vives pour relever un décor, contrasté pour plus de caractère, ou dans des tons plus neutres pour un style minimaliste. Aujourd’hui, dans un esprit bohème, on le préférera usé, passé que flamboyant. (…) Certains amateurs s’amusent même à accélérer le processus en y renversant de la cendre ou en lui faisant mordre la poussière en extérieur.« 

Ce passage donne particulièrement envie de pleurer. Un tapis est un objet très précieux et important dans la culture iranienne. On enlève d’ailleurs ses chaussures en entrant chez soi, par hygiène. Hors de question de renverser nourriture ou boisson sur le tapis. Alors jeter de la cendre dessus… Le tapis est sacré, il est à la fois chef d’oeuvre d’artisanat et réceptacle de symboliques, qu’elles soient spirituelle, religieuses ou émotionnelles. Ce qui nous amène aux couleurs : les couleurs dominantes du tapis en déterminent l’ambiance et la symbolique. Pour prendre un exemple, l’auteure explique dans l’article avoir reçu de ses grands-parents un tapis de soie blanc. La couleur blanche dans les tapis persans symbolise la pureté, la paix etc. Les tapis en soie sont parmi les plus chers et les plus précieux, on les trouvait autrefois chez les Rois. Qu’en dit l’article ? « Le tapis persan se fond dans tous les décors, à condition que ceux-ci est (sic) du caractère. C’est bien là tout le problème. Le tapis persan dont j’ai hérité avait des couleurs un peu triste (sic) comme celui ci-dessus, et du coup, il plombait l’ambiance dans notre appartement au parquet à petites lattes « années 70 »« , ainsi que que le fameux « Quelle horreur ! Tout avait pris un coup de vieux. Il a vite été roulé, renvoyé à la cave« .

L’article finit avec d’autres références à « l’ethnique », la « modernisation », etc.

Conclusion

Je ne cherche pas ici à m’en prendre à un article en particulier, bien qu’il ait servi de support à mon argumentation, mais à dénoncer un phénomène plus global. En effet, ce genre d’articles n’a rien d’inhabituel, et même les mots choisis sont banals. C’est bien là le problème ; il existe une fâcheuse tendance à décrire de façon médiocre les cultures extra-européennes, et à se les approprier dans le mépris. Cela constitue une appropriation culturelle, et non une appréciation culturelle. Voici la différence entre les deux concepts tel qu’expliqué dans le magazine Maze :

« Emprunter une pratique à une autre culture n’est pas quelque chose de mal en soi, c’est même une chose très positive. Ce qu’Amandla Stenberg et tous ceux qui s’expriment à ce sujet considèrent comme négatif, c’est le fait d’oublier l’origine de la pratique et de se l’approprier hors de son contexte culturel. Prendre uniquement l’aspect positif de la culture sans appuyer les revendications construites autour n’est pas une bonne chose. Au contraire, lorsque l’on sait ce que cela implique, lorsque l’on comprend la signification et l’histoire derrière le geste, c’est une démarche tout à fait positive.« 

Apprécier la culture iranienne et ses tapis, c’est par exemple prendre conscience que le tapis n’est pas un simple objet de décoration mais aussi un élément fondateur du foyer. Qu’il faut en prendre soin et ne pas chercher à le détériorer pour faire « bohème » (sic). Un tapis bien entretenu peut durer très longtemps ! Apprécier la culture iranienne, ça peut  aussi être d’acheter un tapis fabriqué en Iran, et non une contrefaçon produite en Occident. Dans un contexte de crise économique qui traverse le pays, lié aux sanctions venant des pays Occidentaux, aider les artisans locaux peut être sympa non ? Alors oui, ça coûte cher, mais ça tombe bien, comme dit plus haut les tapis persans sont des objets précieux.

Il n’est pas très difficile de se renseigner sur un sujet quand on écrit un article ou quand on fait un achat. Et pour que la terre soit un peu plus jolie, on pourrait aussi commencer à revoir la perception qu’a l’Occident de l’Orient, des tapis aux cultures toutes entières en passant par l’architecture 🧡

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