Dessin montrant Le Corbusier suant à grosses gouttes alors qu'on lui pose la question "Que faisiez-vous en 1940 ?"
Architecture, Théorie architecturale

Architecture versus racisme #2 – Les archi sous Vichy

Quand on étudie l’histoire de l’architecture au XXème siècle, on se rend rapidement compte que quasiment aucun architecte connu de l’époque n’aurait pu donner de réponse honorable si on lui avait posé la question suivante : « Que faisiez-vous en 1940 ?« 

Oui, que faisaient les architectes en 1940 ?
Que faisait Le Corbusier, par exemple ? Quelle question… Il était à Vichy en train de courtiser Pétain ! Et Auguste Perret, que faisait-il ? Il travaillait à la création de l’Ordre des Architectes, à Vichy, pour Pétain. Walter Gropius ? Il a adhéré à la Chambre de la culture du Reich, fondée par Goebbels. Mies van der Rohe ? Lui aussi, en plus d’avoir signé une déclaration de soutien à Hitler.
On peut continuer la liste longtemps. Alors j’en suis arrivée au point de me demander s’il y avait un architecte, ne serait-ce qu’un architecte, qui n’avait pas collaboré pendant la Seconde Guerre mondiale.

Dessin montrant Le Corbusier suant à grosses gouttes alors qu'on lui pose la question "Que faisiez-vous en 1940 ?"

Trouver des architectes n’ayant pas collaboré au régime vichyste ou nazi ne fut pas une mince affaire. Une autre problématique s’est alors imposée : était-il possible, à l’époque, d’être architecte sans être fasciste ? Nous pouvons citer l’exemple de Carlo Scarpa, architecte italien, qui a abandonné la profession d’architecte pendant la période mussolinienne afin de ne pas avoir à collaborer avec le régime. En effet, pour exercer l’architecture (avec un grand A, celui des grands projets), les architectes étaient bien souvent obligés de passer par les commandes publiques, et donc, par les commandes de l’Etat. C’est pour cette raison que Carlo Scarpa architecte a laissé sa place à Carlo Scarpa artisan verrier. Le verre était moins politique.
Voilà pour le cas italien. Mais qu’en était-il en France ? Qui étaient les architectes sous Vichy ?

Être architecte avant la Seconde Guerre mondiale

Les conditions pour être architecte, dans le temps, étaient complètement différentes d’aujourd’hui. Pour commencer, il y eut pendant longtemps une distinction entre l’acte de bâtir en général, et le fait d’être architecte. Comme l’exprime Maurice Ragon dans son ouvrage L’architecte, le Prince et la Démocratie, historiquement le rôle de l’architecte a toujours été au service du « Prince », c’est-à-dire le pouvoir, la royauté, l’Etat… Dans le temps, il ne s’occupait que des édifices de grande envergure (palais, églises, bâtiments publics d’état…). Les logements et autres bâtiments dans lesquels le peuple habitait, travaillait et vivait, étaient construits sans architectes. On faisait la distinction entre architecture (un art) et génie civil (la construction pour les civils). Ce n’est que plus récemment que les architectes ont commencé à s’occuper de tout, y compris des bâtiments « sans importance » aux yeux des plus grosses fortunes du pays : les logements dans lesquels nous vivons, les rues et les villes, les bâtiments de la vie de tous les jours… La réglementation de la profession d’architecte a été le fruit d’un lent processus.

1671Création de l’Académie Royale d’Architecture par Louis XIV.
1793Abolition de l’Académie Royale d’Architecture par la convention nationale de la Révolution. L’enseignement de l’architecture est confiée à l’Ecole Polytechnique, puis reviendra plus tard à l’Ecole des Beaux-Arts.
1867Institution du diplôme d’architecte de l’Ecole des Beaux-Arts.
1895Julien Guadet, futur professeur d’Auguste Perret, créé le Code Guadet, un code de déontologie régissant la profession d’architecte.
1937Jean Zay, ministre du Front Populaire, étudie des propositions de réglementation de la profession d’architecte émanant de la Société des Architectes Diplômés par le Gouvernement.
1940Création de l’Ordre des Architectes, sous Pétain, à Vichy, et sous supervision d’Auguste Perret.

Comme on peut le voir dans cette chronologie, la création de l’Ordre des Architectes sous Vichy est quelque chose à laquelle les réflexions des régimes politiques précédents auraient peut-être amené de toutes façons. Mais le fait qu’il ait été créé sous Vichy n’est absolument pas anodin, d’une part cela allait dans le sens du corporatisme cher aux régimes d’extrême-droite (une société de corps de métiers, où le travail définit l’identité des individus, opposée au syndicalisme et à la lutte des classes), et d’autre part cela a permis de renforcer le contrôle sur la profession, et notamment sur qui a le droit d’être architecte.

La création de l’Ordre des Architectes

En 1940, une loi est promulguée pour la création de l’Ordre des Architectes. Son premier président est Auguste Perret1, célèbre architecte qui avait déjà travaillé en amont sur la création de l’Ordre, tout en résidant à Vichy.

Juste avant la Seconde Guerre mondiale, la France comptait 12 000 personnes se définissant comme architectes. Elles avaient des profils divers : certaines étaient diplômées de l’Ecole des Beaux-Arts (et pouvaient donc porter le titre de DPLG, diplômé par le gouvernement), d’autres n’avaient aucun diplômes et s’étaient formées sur le tas. Ces dernières s’occupaient plutôt de projets relativement modestes, tandis que les architectes DPLG s’occupaient des grands chantiers (dont les bâtiments publics). Cette homogénéité des profils était permise par l’absence de réglementation forte concernant les conditions d’accès à la profession d’architecte. Cela faisait déjà un moment que les architectes DPLG militaient pour interdire la profession aux architectes non-diplômés, mais leurs tentatives avaient jusque là échoué.

L’avènement du régime de Vichy amena avec lui l’interdiction des syndicats. Ces derniers, ainsi que les associations, fédérations et sociétés de professionnels de l’architecture, furent remplacées par l’Ordre des Architectes. Désormais, seuls les architectes inscrits à l’Ordre pourraient exercer la profession. Et les conditions d’accès à l’inscription à l’Ordre n’étaient pas des moindres.

Être architecte sous Vichy

Qui avait le droit d’être architecte sous Pétain ? Peu de gens en réalité.

Avant la guerre, comme dit précédemment, il y avait environ 12 000 architectes en France.

A sa création, l’Ordre des Architectes interdit aux personnes suivantes d’exercer la profession d’architecte2 :

  • Les personnes non-diplômées
  • Les Juifs (quota de 2% d’inscrits maximum)
  • Les étrangers
  • Les opposants au gouvernement
  • Les francs-maçons

Pour pouvoir exercer, les architectes devaient également faire une déclaration de « pureté raciale » (c’est-à-dire répondre à la positive à la question êtes-vous aryen ?).

De 1940 à 1944, la France passa donc de 12 000 à 6400 architectes. C’est donc près de la moitié des architectes qui ont été expulsés de la profession, et parmi lesquels il y avait tous ceux qui ne convenaient pas aux critères racistes du régime de Vichy, et tous ceux qui refusaient de prêter allégeance à ce régime. Quant aux 6400 architectes qui sont restés, par conséquent, aucun d’entre eux ne s’opposait au régime de Vichy, bien au contraire : ils y adhéraient. Ils étaient ces architectes DPLG qui demandaient depuis des années à ce qu’on créé un Ordre et qu’on fasse le ménage parmi les architectes. Ils étaient depuis toujours les privilégiés parmi les architectes, ceux qui voyaient l’architecture comme une discipline élitiste, devant être régulée par un État autoritaire.

Du côté des études d’architecture, seuls les étudiants attestant sur l’honneur d’être « de nationalité française et de race aryenne » pouvaient participer aux concours pour entrer en école d’architecture3.

Cela explique donc pourquoi on ne trouve que très peu d’architectes résistants (ou tout simplement non fascistes) inscrits à l’Ordre pendant la Seconde Guerre mondiale.

Conclusion

Si la plupart des architectes célèbres étaient du côté des collabos pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est donc pour deux raisons :

  • pour avoir une carrière digne de ce nom, les architectes devaient généralement travailler en commande publique, et donc ne pas voir d’inconvénient à avoir Pétain et consorts comme clients ;
  • le régime de Pétain a procédé à l’éviction de tous les architectes jugés « indésirables ». Il ne restait donc plus que des architectes fascistes (ou des architectes non fascistes sous couverture) autorisés à exercer en France. Les architectes qui se sont enrichis pendant la guerre, et qui ont continué à avoir une belle carrière, étaient donc obligatoirement pétainistes.

En 1945, après guerre, un grand nombre de ces architectes collabos ont été missionnés pour travailler sur la reconstruction de la France. Il n’y a jamais eu de réelle épuration chez les architectes, au contraire d’autres professions. C’est ainsi que Le Corbusier par exemple, a pu avoir une très belle et fulgurante carrière après-guerre, alors qu’il était un soutien actif des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, et même dès les années 1930. Un grand nombre de ces architectes continuent d’être enseignés en école d’architecture et d’être présentés comme de grands modèles de l’architecture, sans que cela ne pose question. Pourtant, c’est bien de se poser des questions ! C’est pourquoi nous vous invitons à désormais vous poser la question suivante concernant chaque architecte du XXème siècle dont vous entendrez parler : « Et lui, que faisait-il en 1940 ?« 


Sources

1Page Wikipédia d’Auguste Perret, voir section « Sous le régime de Vichy » : « Auguste Perret est le premier président de l’ordre des architectes en 1941 et est notoirement antisémite. Il accepte un décret de la même année, qui limite à 2 % le nombre d’architectes juifs. L’entreprise familiale (avec son frère Gustave Perret) participe à la construction du mur de l’Atlantique.« 

2L’épuration des architectes, article de Danièle Voldman.

3Enseigner l’architecture durant le moment Vichy (1940-1944). De Paris à Lyon, article d’Amandine Diener et Christian Marcot.

Bibliographie

Pour aller plus loin, voici des articles (et un livre en libre accès !) sur le sujet de l’architecture sous Vichy :


Crédit : Tous les dessins d’illustration de cet article ont été réalisés par mes soins.

Mille mercis pour votre lecture, en espérant que cela vous a plu !
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Si cet article vous a plu, n’hésitez pas à aller consulter le premier article de la série « Architecture versus racisme » :

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