Architecture versus racisme #1 – Adolf Loos et la fin de l’ornement
“D’un combat de trente années, je suis sorti vainqueur. J’ai libéré l’humanité de l’ornement superflu. “Ornement”, ce fut autrefois le qualificatif pour dire “beau”. C’est aujourd’hui, grâce au travail de toute ma vie, un qualificatif pour dire “d’une valeur inférieure”. (…) je sais que l’humanité m’en sera reconnaissante un jour, quand le temps épargné sera bénéfique à ceux qui jusqu’à présent étaient exclus des biens de ce monde.”
– Adolf Loos, préface d’Ornement et Crime (1930)
Dans ce premier article d’une série sur le racisme en architecture (Architecture versus racisme), nous allons parler d’Adolf Loos, une figure célèbre en architecture (au point d’avoir profondément influencé Le Corbusier). Sa doctrine, qui a mené au rejet des ornements en architecture, est aux origines du mouvement moderne.
Aborder la question du racisme en architecture n’est pas une mince affaire. En effet, le racisme pénètre profondément l’architecture, à l’instar du reste de la société, et il y a énormément de réticences à le reconnaître parmi nos pairs architectes. Mais nous ne surmonterons jamais ce problème en l’ignorant, ou pire, en le niant. Nous proposons donc ici d’exposer au grand jour le racisme de ces figures « sacrées » et « intouchables » de l’architecture. Leur idéologie influence encore l’architecture d’aujourd’hui et il nous apparaît essentiel de la décortiquer pour comprendre le tournant qu’a pris l’architecture au cours des derniers siècles et décennies. C’est cette compréhension qui nous permettra, nous l’espérons, de nous diriger enfin ‘vers une architecture’ plus juste et inclusive ; une architecture plurielle, qui prend en compte tous les vécus.
Avertissement de contenu : cet article contient des citations d’Adolf Loos, lequel tenait un message raciste, violent et dénigrant à l’encontre de plusieurs communautés (en particulier les personnes Papouasiennes, Noires, Iraniennes et Slovaques).
Adolf Loos et le rejet de l’ornement en architecture
Un ornement est une décoration ajoutée à un bâtiment ou un mobilier pour l’embellir. On en voyait beaucoup sur les édifices jusqu’au début du vingtième siècle : moulures, bas-reliefs, frises, modénatures… Ce terme désigne simplement toute forme ayant pour fonction d’améliorer l’esthétique d’un édifice, de diffuser un message symbolique ou indicatif. Comme le soulignait l’architecte allemand Gottfried Semper (1803-1879), les ornements avaient également à l’origine des fonctions thermiques et acoustiques : les moulures dans les théâtres et opéras pouvaient servir à réguler la diffusion du son, les tapis et tentures murales à isoler le sol et les murs…
Sur les bâtiments dits « modernes », ainsi que sur les édifices contemporains, il devient rare de trouver de tels ornements, ou du moins d’en trouver de manière aussi ostentatoire. En effet, un des principes fondateurs du mouvement moderne en architecture est l’abandon de toute forme d’ornement1. Adolf Loos est l’homme à qui nous devons cette doctrine. Cet architecte autrichien, pourfendeur de « l’ornement », est considéré comme étant un précurseur important du mouvement moderne en architecture et en décoration d’intérieur2.
Loos est né à la deuxième moitié du XIXème siècle ; au début de sa carrière, le mouvement artistique de la Sécession viennoise, proche du mouvement Art Nouveau3, battait de son plein. A cette époque, la question de l’ornement se posait sous un jour nouveau : les artistes et les architectes essayaient de créer un « vocabulaire » d’ornements et de décorations qui soit le reflet de leur temps et qui mette en valeur les nouvelles techniques de construction. La révolution industrielle avait effectivement permis le développement sans précédent de matériaux comme le verre et le métal4, et il fallait trouver de nouvelles manières de les exploiter.
C’est donc dans ce contexte que débute la carrière de l’architecte Adolf Loos. Et s’il a, au début de sa carrière, participé à ce mouvement, il en deviendra rapidement le principal détracteur. Car pour Loos, l’ornement n’a rien à faire dans un monde dit ‘moderne‘, et il ira même jusqu’à le qualifier de « dégénérescence culturelle » et de « crime » dans ses écrits. En 1910, il donnera une conférence intitulée « Ornement et Crime« , publiée sous forme de recueil en 1930, et diffusée en France dès 1920 par Le Corbusier. Ce texte développe la pensée et les arguments d’Adolf Loos sur les ornements. C’est donc à partir de cet ouvrage que nous allons nous adonner ici à une critique de la pensée loosienne5.
L’argumentaire de Loos contre l’ornement
Comme Adolf Loos le dit lui-même, sa lutte contre l’ornement fut un « combat de trente années » , et même celui de toute une vie. De nature orgueilleuse, il se considérait comme une âme éclairée au milieu de ceux qu’il appelait ironiquement les « noirs génies » (comprendre par là : les personnes qui sont en désaccord avec lui). Il employait un vocabulaire guerrier dans ses textes, n’hésitant pas à parler d’ennemis pour désigner ses détracteurs, quand il ne les appelait pas tout bonnement des « criminels » ou des « dégénérés » . Il aimait à se présenter comme quelqu’un de moderne, d’avant-gardiste et de progressiste. De nos jours, c’est toujours en ces termes d’Adolf Loos est souvent introduit, que ce soit dans les écoles d’architecture, dans le milieu architectural en général, dans les rétrospectives qui lui sont dédiées… Adolf Loos, un progressiste ? Penchons-nous donc sur les arguments qu’il utilise pour justifier l’abandon de l’ornement en architecture :
L’ornement est laborieux. Sa vision du progrès était étroitement liée avec celle du développement de l’industrie et des machines, et donc de l’avènement de la société capitaliste. Les idées qu’il développe dans « Ornements et Crimes » sont assez paradoxales, car d’un côté il s’y prétend humaniste, soucieux du bien-être des classes prolétaires, en revendiquant pour eux l’accès à un travail moins pénible ; dans le même temps, comme nous allons le voir par la suite, il y fait lui-même preuve du mépris de classe le plus abject.
Un des arguments de Loos contre les ornements consiste donc à dire que ces derniers sont une perte de temps et d’argent, et que les ouvriers travaillant à la chaîne gagneraient à produire des objets plus simples et minimalistes. D’après ses dires, c’est au cours d’un séjour aux États-Unis qu’il a eut l’occasion de découvrir un minimalisme pour lequel il s’est pris d’admiration. Depuis ce voyage formateur, il a compris que “le pratique est beau”, c’est-à-dire qu’un objet fonctionnel n’a pas besoin d’artifices supplémentaires pour être esthétique. En revenant en Europe, il s’est alors indigné de voir des ornements partout. Depuis, il a développé le désir profond de retrouver ce fonctionnalisme américain dans son Europe natale, et même, pourquoi pas, dans le monde entier6.
« L’ornement est de la force de travail gaspillée, et par là de la santé gaspillée. Il en fut toujours ainsi. Mais de nos jours, l’ornement signifie aussi du matériau gaspillé, et les deux choses réunies veulent dire du capital gaspillé.«
Adolf Loos, Ornement et Crime (1908)
L’ornement est daté. Pour Loos, l’ornement est une mode ; preuve en est que chaque époque a ses propres ornements. Ne plus ornementer les objets et les bâtiments serait ainsi une manière de se soustraire à la mode, et donc à l’éphémère : l’architecture qu’il propose serait ainsi intemporelle et universelle puisqu’aucune décoration ne permettrait de la dater. Pourtant, la beauté des villes réside aussi dans les histoires et époques qui s’y côtoient, dans la diversité… Quelque part, Loos revendique la fin de la diversité. Il traite l’ornement comme une simple décoration, alors qu’ils ont toujours été un langage, une symbolique, une manière de s’exprimer. Chaque culture et époque a ses propres symboles, ses codes, son esthétique qui n’est pas seulement là pour faire joli mais aussi parce qu’elle a un sens7. Et au delà de l’aspect symbolique, il y a également une idéologie derrière chaque œuvre ; celle de Loos n’y échappe pas, contrairement à ce qu’il prétend. Et l’idéologie de Loos, c’est que seule la destruction des spécificités culturelles et historiques permettrait l’avènement de l’Homme dans le monde moderne, et qu’il est du devoir de l’Homme Occidental en particulier de se défaire des ornements. En effet, ce dernier représente aux yeux de Loos la « modernité » (un terme qui sous-entend une supériorité) face aux civilisations extra-occidentales qu’il perçoit comme étant « primitives » et « archaïque » (sous-entendant une infériorité). Il faudrait donc que l’Homme Occidental montre le chemin de la modernité, en abandonnant les ornements, et en faisant table rase du passé (la tabula rasa est un concept cher aux architectes modernistes, dont on trouve déjà les prémisses chez Haussmann par exemple).
« Chaque époque avait son style, la nôtre serait la seule à qui en serait refusé un ? Par style, on entendait l’ornement. Alors, j’ai dit : ne pleurez pas ! Voyez, que notre époque ne soit pas en état de produire un nouvel ornement, c’est cela même qui fait sa grandeur. L’ornement, nous l’avons surmonté, nous sommes parvenus au stade du dépouillement. Voyez, les temps sont proches, l’accomplissement nous attend. Bientôt, les rues vont resplendir comme de blanches murailles. Comme Sion, la Ville sainte, capitale du ciel. Alors, l’accomplissement sera là.«
Adolf Loos, Ornement et Crime (1908)
L’ornement est pastiche. Loos critique également l’usage du faux en architecture, que ce soit par le biais des matériaux (pierres de parement, simili-marbre, etc) ou des ornements d’imitation. Là où il n’a pas tort, c’est que les imitations d’architectures anciennes avec des matériaux en toc, comme cela se fait souvent dans les mouvements architecturaux régionaliste ou néo-traditionnel8 par exemple, ne sont pas toujours des architectures de qualité étant donné qu’elles se contentent de mimer d’autres mouvements sans forcément développer de réflexion propre. Son argument selon lequel chaque matériau et époque doivent être en mesure de produire leurs propres styles, et que rien ne sert d’imiter le passé en contrefaçon, a également du sens. Mais de là à considérer l’avenir de l’ornement comme étant nécessairement du pastiche, il y a un cap. Le mouvement Art Nouveau par exemple, qui était en vogue à l’époque de Loos, a prouvé que l’époque « moderne » était tout à fait en mesure de créer un nouveau vocabulaire d’ornement, cohérent avec l’utilisation des nouvelles technologies et matériaux…
L’ornement fait croire aux pauvres qu’ils sont riches. Les mouvements Art Nouveau, Arts and Crafts, etc, qui se sont développés fin XIXème siècle – début XXème siècle, avaient pour point commun (entre autres) de proposer des ornements à destinations de TOUS : c’est-à-dire pas seulement pour les plus riches, mais aussi pour les plus pauvres ; en bref, pour le peuple dans sa globalité. L’ornement s’invita dans l’espace public à Paris par exemple, avec le mobilier urbain, les gares et entrées de métropolitains d’Hector Guimard notamment. Ces mouvements prônaient une invitation de l’art et de l’ornement dans tous les objets de la vie quotidienne, de l’échelle du bâtiment jusqu’aux plus petits détails. Souvent proches des mouvances socialistes, anarchistes et communistes (à l’instar de William Morris9), les architectes et artisans de ces mouvements étaient favorables à la démocratisation de l’ornement, afin que les classes prolétaires puissent eux aussi profiter de ces choses jusque là majoritairement réservées aux classes sociales aisées. Pour un homme réactionnaire comme Adolf Loos, cet accès à l’art pour les personnes les plus modestes est « ridicule » et « immoral » :
« Pauvreté n’est pas honte. Tout le monde ne peut avoir vu le jour dans une demeure seigneuriale. Mais faire accroire à ses congénères qu’on en possède une de la sorte, cela est ridicule, cela est immoral.«
Adolf Loos, La cité Potemkine (1898)
Ce mépris de classe se retrouve dans toute l’œuvre d’Adolf Loos, qui considère que l’ornement n’est qu’un plaisir superflu pour le peuple (qu’il perçoit comme inculte). Pour un homme comme William Morris, les ornements représentent au contraire ce qui apporte satisfaction et plaisir au travail : plutôt que de produire à la chaîne des gestes répétitifs, comme à l’usine, le travail de l’artisan permet de transformer la fabrication des objets en un acte artistique qui procure joie et passion. Loos, lui, n’y voit là qu’une perte de temps, d’un temps précieux qui pourrait être exploité à produire davantage d’objets standardisés à la chaîne, en un laps de temps plus court et donc de manière plus rentable. Il voit également dans l’objet dépouillé d’ornement un produit moins onéreux, qui demande moins de temps de travail et permet une meilleure rémunération :
« L’ornemaniste est obligé de travailler vingt heures pour atteindre le niveau de revenus d’un ouvrier moderne qui en travaille huit. En règle générale, l’ornement va renchérir l’objet ; malgré tout, il arrive qu’un objet ornementé, avec un matériau du même coût et un temps de travail prouvé être trois fois plus long, soit offert pour la moitié du prix que vaut un objet lisse. L’absence d’ornement a pour conséquence une réduction du temps de travail et une élévation du salaire.«
Adolf Loos, Ornement et Crime (1908)
Nous en revenons ici au premier argument abordé (« l’ornement est laborieux »), qui ferait presque passer Adolf Loos pour un homme soucieux du bien être des classes prolétaires, s’il ne tenait pas ce genre de discours à peine quelques lignes plus haut :
« Le paysan n’est pas chrétien, c’est encore un païen. Les retardataires ralentissent l’évolution culturelle des peuples et de l’humanité, car il ne suffit pas de dire que l’ornement est engendré par des criminels, lui-même commet un crime en nuisant gravement à la santé, à la richesse nationale et donc à l’évolution culturelle des hommes.«
Adolf Loos, Ornement et Crime (1908)
L’artisanat représente pour Adolf Loos quelque chose qui relève d’une « dégénérescence », et il se prononce en faveur de la mécanisation des tâches10, qui mènera plus tard à la robotisation. Avec notre recul du XXIème siècle, nous savons à présent que la mécanisation et la robotisation industrielles n’ont mené à aucune revalorisation des salaires des ouvriers, ni de réduction du temps de travail : les 35 heures par semaine ont été obtenues à force de luttes sociales, et sont loin d’avoir découlé naturellement de la suppression progressive des métiers d’artisanat11.
Adolf Loos n’a pas que du mépris de classe : il est également -et surtout- raciste. Il utilise ces deux discriminations dans son argumentaire contre les ornements et en faveur d’une architecture dite ‘moderne‘. A ses yeux, les personnes non-blanches, tout comme les pauvres, seraient des êtres sans culture, archaïques, primitifs et comparables à des « criminels » (d’où le titre de son ouvrage). Selon lui, c’est à ces personnes seulement que conviennent les ornements qu’il méprise tant. Les ornements sont acceptables dans des civilisations jugées inférieures, mais pas dans la société occidentale blanche, qu’il perçoit comme « moderne » et « raffinée ».
Du racisme aux origines du mouvement moderne
Maintenant que nous avons fait le tour des autres arguments d’Adolf Loos, il est temps d’aborder son principal argument développé dans Ornements et Crimes : l’abandon de l’ornement serait, selon lui, le signe d’une supériorité raciale des blancs sur les autres peuples. En effet, pour Loos, la modernité passe par l’abandon de l’ornement, et la modernité est inhérente à l’Homme occidental. Il reprend à son compte les théories racistes du XIXème siècle qui classent les ethnies et les hiérarchisent comme s’inscrivant dans une évolution de l’humanité, allant du singe à l’homme, de la naïveté de l’enfant à la maturité de l’adulte, et de la barbarie à la civilisation. Il place tout en bas de cette échelle les natifs de Papouasie-Nouvelle-Guinée :
« Quand l’homme vient au monde, ses impressions sensorielles sont identiques à celles d’un chien nouveau-né. Son enfance passe par toutes les transformations qui correspondent à l’histoire de l’humanité. A deux ans, il a l’air d’un Papou, à quatre, d’un Germain, à six, de Socrate, à huit de Voltaire.«
Adolf Loos, Ornement et Crime (1908)
Comme on peut le voir ici, Adolf Loos mélange les populations contemporaines extra-occidentales avec les figures du passé de l’Europe, impliquant par là que l’homme européen aurait évolué à travers les siècles, tandis que les autres peuples resteraient figés dans ce qui correspond à un passé antérieur à l’Europe de l’Antiquité (étant donné qu’il place les Papouasiens12 du XXème siècle avant Socrate, qui vivait… au Vème siècle av. J.-C.). L’histoire de l’humanité européenne serait donc en constante évolution tandis que les autres populations présenteraient un retard culturel, intellectuel et moral.
Mais pourquoi donc un architecte en vient-il à parler de races, au beau milieu d’un texte sur les ornements ? Quel rapport avec l’architecture et les arts décoratifs ?
La fin de l’ornement présentée comme une « supériorité culturelle » occidentale
Adolf Loos voit dans l’ornement un attribut du passé, un symbole des cultures qu’il juge « inférieures » (et donc, justement, « passéistes », en « retard culturel »). Il en vient jusqu’à qualifier l’ornement de crime et de dégénérescence, de la même manière qu’il qualifie ses « adeptes » de criminels et de dégénérés. Ce vocabulaire violent n’est pas sans faire penser à la notion « d’art dégénéré » adoptée par le régime nazi quelques décennies après que Loos écrive son texte. De dernier a d’ailleurs écrit un texte en 1908 qui s’appelle « Culture dégénérée« . Voici un extrait d’Ornement et Crime qui illustre bien comment Adolf Loos s’y prend pour faire un parallèle raciste entre ornement, race et modernité :
« L’enfant est amoral. Pour nous, le Papou l’est aussi. Le Papou abat ses ennemis et les consomme. Ce n’est pas un criminel. Mais si l’homme moderne abat quelqu’un et le consomme, c’est un criminel ou un dégénéré. Le Papou tatoue sa peau, son bateau, ses rames, bref, tout ce qu’il peut atteindre. Ce n’est pas un criminel. L’homme moderne qui se tatoue est, lui, un criminel ou un dégénéré. Il y a des prisons où quatre-vingts pour cent des détenus présentent des tatouages. Les tatoués qui ne se trouvent pas en prison sont des criminels latents ou des aristocrates dégénérés. Quand un tatoué meurt en liberté, c’est qu’il est mort quelques années avant d’avoir commis un meurtre. (…) ce qui est naturel chez l’enfant ou le Papou devient chez l’homme moderne un phénomène de dégénérescence. J’ai trouvé la vérité que voici pour l’offrir au monde : l’évolution de la culture est synonyme d’une disparition de l’ornement sur les objets d’usage.«
Adolf Loos, Ornement et Crime (1908)
Le raisonnement de Loos est le suivant : celui qui aime les ornements, est soit un criminel, soit une personne non-blanche. Comme si les deux se rejoignaient à ses yeux. Il fait également partie de ces personnes qui considèrent que l’Art est né en Occident, et qu’en dehors de l’Europe et des États-Unis, il n’existe aucune civilisation :
« Je supporte les ornements du Noir13, du Perse, de la paysanne slovaque, les ornements de mon cordonnier, car tous autant qu’ils sont, ils n’ont pas d’autre moyen de parvenir aux sommets de leur existence. Pour notre part, nous avons l’art, qui a remplacé l’ornement. Après les fardeaux ou les labeurs de la journée, nous allons écouter Beethoven ou assister à Tristan. Mon cordonnier, lui, ne le peut pas. Je n’ai pas le droit de lui ôter sa joie, puisque je n’ai rien d’autre à mettre à sa place. Mais celui qui va écouter la Neuvième Symphonie et puis s’installe pour dessiner un motif de papier peint, c’est soit un escroc, soit un dégénéré.«
Adolf Loos, Ornement et Crime (1908)
Comme le fait remarquer l’historien autrichien Christian Kravagna, le terme de « modernité » et celui de « culture occidentale » sont interchangeables dans les écrits d’Adolf Loos. L’ornement, quant à lui, renvoi à tout ce que Loos honnie : les personnes non-blanches, les pauvres (comme on l’a vu plus haut), et aussi les femmes :
« L’habillement des femmes« , écrit Loos, « diffère en apparence de celui des hommes. Cela est du à une préférence pour des attributs ornementaux et colorés, ainsi qu’à la longue jupe qui couvre complètement les jambes des femmes. Rien que ces deux éléments nous montrent que les femmes sont restées très sous-développées par rapport aux hommes au cours des derniers siècles.«
Adolf Loos cité dans « Adolf Loos et l’Imaginaire Colonial« , article de Christian Kravagna.
Dans sa guerre contre l’ornement, Adolf Loos a donc réquisitionné tous les arguments les plus infâmes qu’il pouvait trouver, avec une obsession particulière sur les personnes non-blanches. Tous ces éléments d’argumentaires sont liés, car, dans l’imaginaire raciste et colonial, les peuples non-occidentaux se voient souvent reprocher leur « féminité » (ce qui équivaudrait donc à une insulte), par les hommes blancs, qui, eux, seraient les vrais garants de la « virilité ». Cette conception d’un « Orient féminin » perdure jusqu’à aujourd’hui dans l’imaginaire collectif, avec, notamment, les formes courbes qui sont autant associées à la féminité, qu’à l’Orient, ou bien l’Islam14… L’architecture moderne, depuis ses origines et dans son développement, a œuvré à l’abandon plus ou moins progressif de toutes ces choses perçues comme « orientales » ou « féminines » : ornements, courbes… Et aussi à l’abandon des enjeux climatiques, héritages historiques et liens sociaux.
Le Corbusier dans la lignée d’Adolf Loos
Si « Ornement et Crime » n’était qu’un ouvrage anecdotique en théorie architecturale, n’ayant eu aucune conséquence sur l’architecture d’aujourd’hui, pensez bien que cet article n’aurait jamais vu le jour et que l’autrice se serait épargné du temps passé à lire et analyser toutes ces horreurs. Si le nom d’Adolf Loos n’est pas connu du grand public, il a cependant influencé un autre architecte, qui est, lui, très renommé : Le Corbusier. Ce dernier est considéré par tous comme étant un des fondateurs du mouvement moderne en architecture. Pour sa part, Adolf Loos est souvent présenté comme étant LE précurseur du mouvement moderne, voire même le « co-fondateur » du modernisme, aux côtés de Le Corbusier. En effet, l’abandon de l’ornement est à la base même du mouvement moderne. L’avènement du capitalisme post révolution industrielle aurait probablement mené à l’abandon de l’ornement quoiqu’il arrive, mais il fallait bien qu’une première voix se lève pour revendiquer cette « mort de l’ornement » ; et cette voix fut celle de Loos.
Fondateur du « purisme », adepte de la standardisation des ouvrages et de la structure apparente, il n’est guère surprenant que Le Corbusier ait apprécié le discours de Loos sur l’architecture dépouillée d’ornements. En 1920, l’année de la création de sa revue « L’Esprit Nouveau« , il s’empressa donc de partager avec ses lecteurs le texte de Loos.
En 1920, l’architecte Le Corbusier publie Ornement et crime dans le numéro 2 de sa revue L’Esprit nouveau. A son tour, il soutient une vision évolutionniste de l’art et de l’architecture, qui le pousse à s’insurger « contre l’arabesque ». Les temps modernes seront mâles et ascétiques : « Nous qui sommes des hommes virils dans un âge de réveil héroïque des puissances de l’esprit, dans une époque qui sonne un peu comme l’airain tragique du dorique, nous ne pouvons pas nous étaler sur les poufs et les divans parmi des orchidées, parmi des parfums de sérail », proclame Le Corbusier en 1925 dans L’Art décoratif d’aujourd’hui.
Extrait de l’article « Mais au fait, pourquoi « l’ornement est un crime » ? » de Xavier de Jarcy (2018)15.
Le Corbusier partageait avec Adolf Loos la même vision raciste et misogyne du monde, appliquée au domaine de l’architecture, en définissant sa doctrine architecturale avec des termes virilistes et suprémacistes occidentaux. Il s’inscrivit dans la lignée de Loos, en reprenant son idéologie pour développer le mouvement moderne (l’abandon de l’ornement est un des principes fondamentaux du modernisme), et donc aussi, bien sûr, en appliquant concrètement cette idéologie dans son travail. L’élève a même dépassé le maître, étant donné qu’il subsistait quelques traces d’ornementations dans les œuvres de Loos, tandis qu’il n’y en a quasiment plus aucune trace dans celles de Le Corbusier.
« Ceci est froid et brutal, mais c’est juste et vrai : ce sont là les bases.«
Le Corbusier, L’art décoratif d’aujourd’hui (1925)
Le Corbusier a associé la recherche de la « pureté et de la vérité » à son architecture. La pureté, pour l’architecte franco-suisse, était entre autres synonyme de blanc, comme il l’a théorisé dans sa loi du Ripolin : repeindre ses murs en blanc, tendre vers l’épuration totale de son logement et de ses lieux de vie en y rejetant toute forme d’ornement, amènerait à la plus pure sérénité de l’esprit16. Cette recherche de la « pureté » par le blanc, le béton brut blanc et l’absence d’ornement ne sont pas anodines quand on connait les idées politiques de Le Corbusier, qui parlait avec admiration de « réveil de la propreté » et de « nettoyage » pour parler des actions antisémites de l’Action Française et du régime de Vichy. Ses accointances avec le régime de Vichy, l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste ont été largement documentées par de nombreux historiens de l’architecture17. Ce n’est donc pas une surprise si les textes d’Adolf Loos l’ont attiré. On retrouve dans Ornement et Crime la même idéologie que dans les plaidoiries pseudo-scientifiques du XIXème siècle qui comparaient les tailles de crânes des êtres humains pour en tirer une hiérarchisation raciale (comme dans les « travaux » de Georges Cuvier). La particularité de Loos – et sans doute sa nouveauté, c’est qu’il a importé ces théories raciales dans l’architecture. En produisant des analyses qui lient la théorie architecturale à la théorie raciale, il a ainsi ouvert la porte à de graves dérives en architecture.
L’héritage d’Adolf Loos
Le mouvement moderne a été (et est toujours) un mouvement extrêmement important dans le milieu architectural. L’architecture est elle-même quelque chose d’important puisque c’est ce qui façonne et modèle nos villes, notre environnement direct, les lieux que nous habitons. L’idéologie d’Adolf Loos et de ses successeurs, dont Le Corbusier, a eu une influence considérable sur tout l’espace qui nous entoure et dans lequel nous vivons.
Loos, précurseur des nazis
En terme d’impact dans la société, les idées développées par Adolf Loos ont atteint leur apogée à l’époque des régimes nazis et fascistes. Dans l’idéal fasciste, l’Homme doit être ‘pur’, ‘sain’ et ‘transparent’, et l’espace doit lui aussi être à l’image de ce ‘surhomme’. La transparence est de rigueur, car un homme parfait n’a rien à cacher selon les fascistes – justifiant ainsi une société de contrôle et de surveillance. L’architecture moderne, faite de verre et de béton a donc énormément plu dans les milieux fascistes et beaucoup d’architectes modernistes de l’époque ont eu de grandes affinités avec les régimes nazis et fascistes18. La fameuse « recherche de la pureté et de la vérité par la brutalité du béton » chère à Le Corbusier, ainsi que sa loi du Ripolin qui consiste à recouvrir le monde de blanc, et le tout couplé au rejet de l’ornementation d’Adolf Loos, on obtient là tous les éléments esthétiques compatibles avec l’idéologie fasciste ! Même si dans les faits, les dirigeants nazis (Hitler, Pétain) n’ont pas forcément toujours été très réceptifs à l’architecture moderne, lui préférant une architecture d’inspiration plus classique, on notera néanmoins que Le Corbusier a séjourné plusieurs mois à Vichy aux côtés de Pétain, avec Auguste Perret (autre architecte adepte du béton armé et de l’absence d’ornement). On peut aussi citer Pier Luigi Nervi, célèbre architecte moderne italien, qui a travaillé pour Mussolini. De nombreux projets architecturaux du mouvement moderne ont vu le jour grâce aux financements publics des régimes nazis et fascistes, et trouvaient leurs justifications théoriques dans des idéologies d’extrême-droite. Et donc toujours, inlassablement, revenaient dans leurs argumentaires le principe loosien de criminalisation de l’ornement :
« En remontant au début du XXe siècle, nous pouvons comprendre comment cette nouvelle position esthétique radicale s’est développée, étape par étape. Le fascisme européen y a beaucoup contribué, par une forte réticence à accepter les formes détaillées, l’ornementation et l’utilisation de couleurs différentes », explique [l’archéologue] M. Brinkmann.
Elisa Kriezis, Racisme: comment le mythe des statues grecques a alimenté la fausse idée de la supériorité européenne, BBC Afrique (2021)
Il explique qu’une figure colorée reflète le mieux les émotions individuelles. Désormais, dans une seule couleur, souvent blanche, il est possible de projeter n’importe quelle idéologie.
Pour les nazis, l’absence de couleur reflétait un homme plus moderne, sophistiqué et supérieur. Et cela a été utilisé pour justifier leurs idéologies génocidaires.
Conséquences coloniales
L’idéologie d’Adolf Loos et de Le Corbusier a également été exportée à l’international, et en particulier dans les colonies des pays occidentaux. Il n’est pas anodin que l’architecture moderne occidentale ait été importée dans les colonies, étant donné que, comme nous l’avons vu, les fondateurs du modernisme revendiquaient la supériorité de l’Occident sur les autres cultures du monde. L’architecture a été utilisée comme arme coloniale, notamment pendant la guerre d’Algérie où les constructions hâtives d’architectes modernistes français, en parallèle du dénigrement des architectures vernaculaires algériennes, ont servi à asseoir la domination française. Histoire similaire au Maroc, où l’architecture marocaine a été théorisée comme « primitive » et « historique » par les colons français19. Le dénigrement des architectures des pays du Sud a pu se faire notamment par la critique des ornements, mais aussi des formes, des typologies, des matériaux et techniques locales…
Adolf Loos pensait aussi qu’il était possible de « civiliser » par le logement et l’architecture : cette croyance a été concrétisée pendant la colonisation en Afrique du Nord, en déplaçant de force des familles dans des bâtiments modernistes afin de leur inculquer « la manière de vivre occidentale »20.
Uniformisation et standardisation de l’architecture à l’échelle mondiale
L’architecture moderniste et la doctrine corbuséenne ont donné naissance à de nombreux courants et idéologies, et notamment au style international (issu du mouvement moderne). La majorité des architectes de ces mouvements revendiquaient une standardisation de l’architecture à l’échelle de la planète. L’idée étant qu’il n’existait qu’un seul type de « bonne architecture », à savoir l’architecture moderne telle qu’elle a été conçue en Occident, il semblait naturel que les mêmes techniques, matériaux et doctrines soient appliquées dans le monde entier. C’est ainsi que le béton et le bitume se sont généralisés partout, quand bien même ils ne convenaient pas forcément aux climats des différents pays ou régions21. Après avoir construit partout en béton pendant des décennies et siècles, il est à présent difficile pour un grand nombre de sociétés de concevoir des bâtiments dans d’autres matériaux. Il en va de même pour notre vision commune de l’architecture : architectes, nous avons pratiquement tous été formés selon des doctrines modernistes, que ce soit en France, au Maroc ou en Inde.
La tabula rasa, en architecture, consiste à concevoir en partant de zéro : oublier le contexte historique, culturel, sociologique, bâtir comme si notre projet s’inscrivait dans un site vierge. C’est ce principe issu du modernisme qui a permis de retrouver les mêmes édifices dans le monde entier. C’est ce principe qui a imposé une norme occidentale en architecture, effaçant aux passage les autres cultures. C’est aussi ce principe qui nous a permis de vivre comme si nous étions détachés de la nature et du climat, et on en voit les conséquences aujourd’hui. Au sein d’un même pays, les architectures régionales ont également été effacées. Les architectes futuristes, contemporains de Le Corbusier, rêvaient carrément d’un monde où l’Homme et la machine coloniseraient la Terre entière. C’est-à-dire un monde où il n’y aurait plus de terre ni aucun sols naturels – uniquement des étendues de béton à perte de vue, et aussi, plus aucun animaux en dehors des humains !22 Un monde idéal pour les fascistes – le mouvement futuriste ayant justement débouché sur l’architecture fasciste mussolinienne.
Sortir du dogme loosien
Il demeure des résidus plus ou moins prononcés de ces doctrines architecturales dans nos manières de concevoir l’architecture aujourd’hui. Il est donc important de savoir d’où viennent ces choses que nous avons apprises, de les questionner, de les critiquer et de prendre conscience de la pluralité des doctrines architecturales, que le mouvement moderne a tenté d’effacer, et des milliers de possibilités qui s’offrent à nous lorsque l’on souhaite concevoir un édifice. Il est nécessaire de rappeler que le principal homme à qui nous devons cette idée selon laquelle il n’y aurait qu’une seule architecture possible, objectivement parfaite, est un homme qui justifiait ses théories architecturales par du racisme : Adolf Loos.
Comment un modèle esthétique (le refus de l’ornement), fondé sur de tels présupposés de classe, de genre et de race, a-t-il pu s’imposer comme idéologie de la modernité pendant une majeure partie du XXe siècle, est là une question qui ne laisse pas de m’étonner.
Car Loos n’est pas un cas isolé. Ses théories sont citées par tous les révolutionnaires de l’art, de l’architecture et du design, de Le Corbusier à Walter Gropius, pour citer les plus connus ; et même si le directeur du Bauhaus avait une approche nettement plus démocrate de son idéal, et si les idées racistes et misogynes de Loos ont finalement été gommées des reprises successives, elles impactent implicitement l’idéologie anti-ornementale du modernisme.
Thomas Golsenne, Politiques de l’ornement (2017)
Adolf Loos est mort en 1933, mais hélas, ses idées lui ont survécu. Cet homme qui traitait les personnes non-blanches de « criminels » et de « dégénérés » alors qu’il a lui-même été condamné à de la prison pour pédophilie23, aurait du se faire oublier très rapidement, ou mieux : ne jamais attirer l’attention de quiconque.
Et pourtant, plus de cent ans plus tard, en poussant la porte du grand amphithéâtre de mon école d’architecture, j’entendis raisonner les terribles mots d’Adolf Loos. J’ai regardé le professeur avec stupeur, étonnée et effarée d’entendre des injures raciales sortir de sa bouche en plein cours, avant de réaliser qu’il s’agissait d’une lecture en classe. A la fin de la lecture, il nous a dit « vous connaissez à présent les origines du mouvement moderne » et aucun étudiant n’a semblé rechigner. C’est resté à l’état de non-sujet. Et toutes les fois suivantes où j’ai entendu le nom d’Adolf Loos en cours, c’était uniquement pour nous parler de ses projets architecturaux ou de son apport théorique à l’architecture moderne – c’était un précurseur, c’était un avant-gardiste, c’était un grand homme en somme. Quand j’ai cherché sur internet si des voix s’élevaient pour critiquer son texte, j’ai trouvé néant (en français, en tout cas). C’était en 2014, et vous remarquerez que la plupart des articles cités ici datent d’après 2014. Cela faisait plus de cent ans que la parole raciste de cet homme était relayée et admirée sans qu’il n’y ait de réelles remises en question.
Beaucoup d’architectes refusent de voir Adolf Loos comme un raciste, et par ‘amour‘ pour son œuvre et ses écrits, vont jusqu’à nier le caractère problématique de ses textes. Les détracteurs de Loos se voient qualifiés de « conservateurs » incapables de saisir le caractère révolutionnaire et subversif de Loos :
Il faut aussi savoir passer sur le parallèle entre les adeptes de l’ornementation et la barbarie supposée des Papous. Dans un article de Télérama, Xavier de Jarcy s’y attarde longuement pour (tenter de) jeter le discrédit sur le livre de Loos et par la même occasion sur Le Corbusier qui, douze ans après sa parution, le publia dans sa revue L’Esprit nouveau.
Franck Gintrand, Vous n’en n’avez pas marre de… l’art-chitecture? (2018)
La démonstration du journaliste de Télérama qui tend à faire des deux hommes des racistes – voire des précurseurs du nazisme – est à ce point laborieuse et ridicule qu’elle n’honore pas un journaliste qui peine à dissimuler son conservatisme et ses a priori.
Le conservateur n’est-il pas plutôt celui qui dresse des hiérarchisations raciales ? Qu’il y a-t-il de « révolutionnaire » dans une telle pensée coloniale et capitaliste ?
En guise de conclusion
Le sujet de cet article n’était pas tant de se demander si l’ornement est bien, s’il est mal, de ce qui serait le mieux… car nous partons du principe que de telles questions restent à l’appréciation de chacun·e et qu’il existe autant de goûts et d’opinions que de personnes. Il en va de même pour le mouvement moderniste en général, qui a été exploité par des personnes de bords politiques très variés à travers les décennies (l’URSS et les autres régimes communistes notamment ont contribué au développement de l’architecture moderne). L’objectif était plutôt de remettre en cause le fait que des personnalités comme Loos ou Le Corbusier puissent être glorifiées et idéalisées, nous questionner sur les origines du mouvement moderne en architecture, et surtout, décortiquer le racisme architectural pour mieux pouvoir s’en débarrasser.
En effet, le racisme s’étant infiltré dans toutes les strates de la société, l’architecture n’y a pas échappé. Même si à première vue on ne voit pas forcément comment les deux pourraient s’imbriquer, nous avons vu dans cet article que l’architecture pouvait être théorisée de manière raciste. L’architecture est un art intrinsèquement politique, et en fonction des doctrines architecturales, il peut être théorisé pour le meilleur comme pour le pire. Nous avons ainsi vu que la « modernité » en architecture s’est construite sur la colonisation et le capitalisme, ainsi que sur la destruction des spécificités locales. En plus de nuire à la diversité des cultures humaines, cela a engrangé des conséquences catastrophiques d’un point de vue climatique.
Enseigner les théories d’Adolf Loos en école d’architecture de nos jours, en l’exposant tel quel (ou pire, en le glorifiant), sans émettre de parole contradictoire et sans critique de leur caractère raciste, représente une violence symbolique à l’égard des étudiant·e·s issu·e·s des minorités visées par les propos de cet architecte. Aborder de tels ouvrages sans dénonciation systématique et remise en cause de ces propos est un acte de violence qu’aucun d’entre nous ne mérite de vivre. Il est de notre ressort de construire à présent une discipline architecturale qui soit respectueuse des identités et des vécus de tous. Et cela doit passer par la critique de tous ces architectes qui ont développé leur pensée dans la haine d’autrui et qui ont instrumentalisé le secteur du bâtiment pour opprimer ceux qui leur diffèrent.
Notes et sources
1 – En réalité, c’est une chose qui fait débat dans le milieu architectural : déjà, est-il vraiment possible de créer un édifice entièrement dépouillé ? Le minimalisme n’est-il pas en lui-même une forme de décoration ? C’est un sujet passionnant à développer, que les théoriciens du mouvement post-moderne ont étudié. Lire à ce sujet l’ouvrage fondateur du mouvement post-moderne « L’enseignement de Las Vegas » (Learning from Las Vegas) de Izenour, Scott-Brown et Venturi. Il en a été fait mention dans cet article : Lectures d’été pour étudiants en architecture #1.
2 – Il est assez ironique de parler de décorations en ce qui le concerne, donc, mais passons !
3 – La Sécession viennoise, c’est par exemple le peintre Gustav Klimt, que vous connaissez sans doute, ou encore Egon Schiele. A l’Art Nouveau, nous devons notamment les gares et entrées des métropolitains parisiens, œuvres de l’architecte Hector Guimard.
4 – Voir à ce propos le livre « Construire en France, construire en fer, construire en béton » de Siegfried Giedion, qui fait assez bien le tour de la question.
5 – Nous nous basons ici sur la version d’Ornement et Crime des éditions Payot & Rivage publiée en 2003 (276 pages, traduit par Sabine Cornille et Philippe Ivernel).
6 – Junichiro Tanizaki, dans son très bel essai « Eloge de l’ombre » , déplore au contraire l’uniformisation du modèle occidental américain dans le monde. Le minimalisme dont il fait l’éloge dans son ouvrage est celui du Japon, très différent du minimalisme américain prôné par Loos.
Concernant les propos de Loos sur la supériorité américaine, en voici un exemple (page 7 d’Ornement et Crimes) : « Je vis peut-être en l’an 1908, mais mon voisin vis aux alentours de 1900 et tel autre là-bas en 1880. (…) Le paysan de Kals vit au douzième siècle. Et dans le cortège festif du jubilé marchaient aussi des population qu’on eût estimées arriérées même à l’ère des grandes migrations. Heureux le pays qui n’a pas de tels retardataires en maraude. Heureuse Amérique ! »
7 – Il parle notamment du classicisme de l’antiquité comme d’une époque où il n’y avait pas vraiment d’ornements à proprement parler, alors qu’il y en avait en fait plein. L’art et l’architecture antiques étaient liées à de fortes symboliques religieuses, mythologiques, tantôt sacrées tantôt profanes ; des frises s’érigeaient sur les frontons des édifices pour éduquer la population, des statues prenaient la forme de divinités à vénérer… Sans parler du fait que monuments et statues étaient peints de couleurs chatoyantes, contrairement à la croyance commune en une Antiquité toute vêtue de blanc.
8 – Le mouvement régionaliste est un mouvement architectural du début du XXème siècle qui consiste à reprendre de manière stéréotypées certaines caractéristiques des architectures vernaculaires régionales. Le mouvement néo-traditionnel, quant à lui, est bien plus récent : on le date plutôt vers la fin du XXème siècle et le XXIème siècle. Ce style imite l’architecture traditionnelle, mais sans aucun respect pour les proportions, les matériaux, les techniques constructives, le contexte historique, etc… qui ont mené à la conception des architectures d’antan. Ce mouvement s’est particulièrement développé en France dans la ville du Plessis-Robinson, qui est surnommée sarcastiquement par les habitants des environs « la ville Disneyland », pour se moquer de cette architecture pseudo médiévale et classique faite de béton et de promotion immobilière.
9 – William Morris, un des principaux contributeurs au mouvement Art and Crafts, est également un des fondateurs de la Socialist League, parti libertaire et marxiste. Pour approfondir le sujet, nous vous invitons à visionner cette vidéo d’Antipatriarcame sur William Morris et le mouvement Arts and Craft : « ARTS & CRAFTS – William Morris : Le socialisme esthétique comme critique de la modernité. » (rediffusion d’une vidéo en direct de 2’46 »).
10 – Voir à ce sujet l’analyse d’Ornement et Crime par Mario Gagliardi : A new look at Ornament and Crime. Traduction par nos soins du passage qui nous intéresse ici : « Ce que nous pouvons interpréter à première vue comme étant une préoccupation pour le bien être des artisans est en réalité un argument pour demander leur disparition. Au cours de ses premiers séjours en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, Loos y a observé de nouvelles usines balayer la campagne. En 1910, la monarchie austro-hongroise, dont il était citoyen, était toujours en quelque sorte en retard en terme de mécanisation et d’industrialisation, prenant davantage appui sur le travail d’artisans qualifiés. Pour Loos, les artisans sont des agents de « dégénérescence ». En dénonçant l’ornementation comme étant « primitive » et en appelant à une sobriété des produits, il dénigre le mode de travail des artisans de son temps et en même temps plaide implicitement pour des arguments en faveur de la mécanisation.«
11 – A propos de l’évolution du travail salarié et de l’artisanat, nous ne pouvons que vous conseiller de lire l’excellent livre Bullshit Jobs (2018) du regretté David Graeber. L’on y apprend notamment que le travail n’a pas toujours été comptabilisé de manière horaire, et que les artisans d’autrefois étaient généralement payés « à la pièce » ; le passage à la rémunération par heure de travail donné à l’entreprise est survenu en même temps que la société et le monde du travail ont évolué, et à la suite de revendications d’employés.
12 – D’un texte à l’autre, et d’une édition a l’autre, Adolf Loos a fait varier sa hiérarchisation raciale, en plaçant parfois tout en bas de l’échelle ceux qu’il appelle les « Indiens » (pour désigner les natifs américains), à la place des Papouasiens. Comme l’explique Christian Kravagna dans son article Adolf Loos and the Colonial Imaginary :
« [citation de Loos :] « Rappelons nous de plusieurs chapitres d’histoire culturelle. Plus une personne est en bas de l’échelle, plus elle gaspille avec ses ornements et décorations. L’Indien couvre entièrement chaque objet, chaque bateau, chaque pagaie, chaque flèche d’ornements. Chercher des avantages à l’ornement signifie prendre le point de vue d’un Indien. Mais nous devons dépasser l’Indien en nous. »
Le fait que « l’Indien » de Loos ornemente exactement les mêmes objets que le « Papou » – à savoir les bateaux et les pagaies – illustre l’interchangeabilité de la signification de « primitif » chez Loos.«
13 – Le texte original contient des injures raciales, que nous n’avons pas souhaité retranscrire ici.
14 – On en parle à la fin de cet article : Architecture et féminisme.
15 – Mais au fait, pourquoi « l’ornement est un crime » ?, article du 18 Juillet 2018, par Xavier de Jarcy pour Télérama. Ce dernier est également l’auteur, entre autres, d’un livre intitulé Le Corbusier, Un fascisme Français, et qui révèle les liens qu’avait le célèbre architecte avec l’extrême-droite pétainiste.
16 – Politiques de l’ornement, article de Thomas Golsenne (2017).
17 – Voici quelques ouvrages sur le sujet : Un Corbusier par François Chaslin (réflexions globales sur la présence d’une idéologie fasciste chez l’architecte et dans son œuvre), Le Corbusier, un fascisme français par Xavier de Jarcy (sur les liens entre Le Corbusier et les mouvements fascistes de l’époque), Le Corbusier – Zones d’ombres par un collectif d’historiens, Le Corbusier. Une froide vision du monde par Marc Perelman (analyse architecturale du fascisme dans l’œuvre de Le Corbusier), etc…
18 – Voir par exemple l’article Ces artistes du Bauhaus qui ont flirté (ou pire) avec les nazis de Xavier de Jarcy (2016), ou le livre « Speer » de Martin Kitchen (2015).
19 – Ce paragraphe s’appuie sur ces deux ouvrages : Architecture de la Contre-Révolution : L’armée française dans le Nord de l’Algérie de Samia Henni analyse les politiques urbanistiques et architecturales qui ont servi à asseoir la domination coloniale française en Algérie ; et Architectures du bien commun de Salima Naji aborde le sujet de la domination coloniale française au Maroc, par le biais de l’architecture. Cette dernière explique dans son livre qu’en opposant la « tradition » marocaine à la « modernité » française, les colons ont promulgué des lois empêchant les marocains de réaliser des travaux de rénovation dans leurs logements, ou de construire de nouveaux bâtiments avec des matériaux locaux marocains. Ainsi, seuls les bâtiments construits par les colons pouvaient rester salubres…! Cette difficulté de construire local dans les pays du Sud, est encore présente de nos jours, étant donné que les normes de constructions (DTU) sont toujours basées sur les normes européennes dans un certain nombre de pays.
20 – Sources : Adolf Loos and the Colonial Imaginery, article de Christian Kravagna (2010), et Architecture de la contre-révolution, livre de Samia Henni (2017). Cette dernière explique que les colons déplaçaient des familles algériennes pour quelques mois dans des bâtiments modernes temporaires, afin d’être observées et jugées sur leur manière de s’adapter au logement, pour ensuite décider si oui ou non elles étaient aptes à vivre ‘à la française’ et donc dignes ou non de se voir attribuer un logement social.
21 – Par exemple : le bitume des rues qui fond sous les semelles et les roues des véhicules l’été en Iran.
22 – Source : Béton : arme de construction massive du capitalisme, par Anselm Jappe (2020).
23 – Adolf Loos a été condamné en 1928 à 4 mois de prison pour avoir violé des enfants âgées entre 8 ans et 10 ans. Source : Page Wikipédia d’Adolf Loos.
Bibliographie
Pour aller plus loin sur le sujet, voici quelques ressources documentaires :
- Politiques de l’ornement, article de Thomas Golsenne (2017) : un des rares articles en français qui traite frontalement du racisme d’Adolf Loos. Il y détaille plus précisément qu’ici les inspirations d’Adolf Loos et les courants racistes auxquels appartiennent les principes qu’il développe, propose une analyse marxiste de l’abandon de l’ornement à l’avènement de la société moderne, etc…
- A new look at Ornament and Crime, article en anglais de Mario Gagliardi (2019). Article concis qui souligne le racisme dans Ornement et Crime.
- Adolf Loos and the Colonial Imaginary, article en anglais de Christian Kravagna (2010) : article très complet sur tous les aspects racistes et misogynes d’Adolf Loos, dans l’ensemble de son œuvre (et pas seulement dans Ornement et Crime). Il y parle notamment de son projet raciste et fétichiste pour Joséphine Baker, ainsi que de ses sombres projets de société pour les minorités (Noirs, Juifs, femmes, SDF…).
- Toward Resilient Architectures 3: How Modernism Got Square, article en anglais de Michael Mehaffy et Nikos A. Salingros (2013). Bel article illustré, traitant notamment du sujet des formes et des ornements. On y trouve en outre une critique de la pensée loosienne, avec une analyse précise de sa doctrine en quatre principes, et une dénonciation du racisme de son œuvre.
Article écrit entre le 25 Août 2020 et le 26 Août 2022. Deux ans pour finir cet article. Il faut dire que le sujet n’était pas joyeux et que la rédaction de ce papier a donc été ponctuée de nombreuses pauses. Nous espérons néanmoins que ces efforts en vaudront le change, et apporteront matière à argumentaire. En vous remerciant infiniment d’avoir lu jusque là…!
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