ARCHISTOIRE #2 – Des maisons sur les rails
A l’ère de la démolition-reconstruction généralisée (notamment par le biais des projets du Grand Paris), et étant donné le désastre écologique que représente ce procédé, il paraît pertinent de se pencher sur les alternatives qui existent. Nous allons aujourd’hui parler de l’une d’entre elles, qui n’est pas forcément la plus pratique, mais a le mérite de donner à rêver et à réfléchir : le déplacement sur rails de bâtiments.
Les « Archistoires » sont une série d’articles qui mettent en lumière des bâtiments importants de l’Histoire, sous le biais de l’analyse architecturale, ou bien proposent un grand angle sur une thématique donnée, comme c’est le cas ici. En espérant que vous apprécierez ce deuxième épisode !
Les déplacements d’édifices
Imaginez vous des maisons sur les rails : des maisons qui se déplacent, à partir du site sur lequel elles ont été construites, pour atterrir quelques mètres ou centaines de mètres plus loin… La chose paraît incroyable, mais cette prouesse technique a été réalisée dès le milieu du siècle dernier !
Les années 1950 en particulier ont vu se déployer de nombreux cas de déplacements de maisons, notamment en région parisienne, alors que le densification et l’étalement urbains battaient de leur plein. La construction de nouvelles voies de circulation a amené les pouvoirs publics à se poser des questions sur le devenir des édifices qui se tenaient sur leur passage. La situation ressemblait un peu à ce que nous connaissons aujourd’hui avec les chantiers du Grand Paris, dans la mesure où la reconstruction d’après-guerre et la nécessité d’accueillir en ville et en campagne davantage de logements et d’infrastructures ont eu pour conséquences la multiplication des grands chantiers.
Mais si la reconstruction a servi notamment à loger les classes populaires, les projets du Grand Paris d’aujourd’hui, eux, vont plutôt dans le sens de la gentrification et donc du remplacement de populations1. Le Grand Paris s’impose à coups de dynamitages de bâtiments, de démolitions-reconstructions, tandis que dans un contexte d’après-guerre déjà marqué par de nombreuses destruction, les démolitions de bâtis existants n’étaient sans doute pas ce qui paraissait le plus pertinent aux décideurs. Cela explique donc peut-être les décisions prises par certaines communes de déplacer les bâtiments plutôt que de les détruire, bien que cela ait pu leur revenir assez cher. A savoir également que les constructions des époques pré-modernes étaient conçues de sorte à durer dans le temps, et que l’architecture n’était pas encore perçue comme quelque chose de « jetable » – comme ce fut malheureusement souvent le cas ensuite2.
Une petite histoire des déplacements d’édifices
La légende raconte que le premier bâtiment qui a été déplacé serait la maison de la Vierge Marie, transportée dans les airs par trois anges, de Nazareth en Galilée à Lorette en Italie3. Pendant l’Antiquité, quelques déplacements d’ouvrages ont eu lieu, mais c’est surtout à partir du milieu du XXème siècle que ce phénomène s’est développé, et que la technologie des rails et chemins de fer a été exploitée à cette fin. En 1952, un hôtel américain est déplacé sur rails, tiré par des locomotives. A la même époque, en France, à Châtillon-sous-Bagneux (ancien nom de la ville de Châtillon dans le 92), plusieurs pavillons d’habitation en meulière ont été déplacés sur rails pour laisser place à la route nationale 306. Pour ce faire, on mobilisa une technique nouvelle qui permettait de déplacer les maisons sur des pentes, de les mettre en rotation, et de changer de direction sur les rails. Cette opération fut à l’origine du développement des déplacements de bâtiments en France4.
Des motivations multiples
Les raisons qui poussent à adopter pour un déplacement de maison (que ça soit sur rail ou d’une autre façon) sont nombreuses, et en voici une liste non-exhaustive :
- Construction d’un barrage
La construction d’un nouveau barrage entraine l’élévation du niveau de l’eau de manière localisée. Si des constructions sont à proximité du cours d’eau régulé par le barrage, elles peuvent donc se retrouver enfouies sous l’eau5. De nombreux villages ont ainsi été rayés de la carte, écrasés par des tonnes de litres d’eau. Parfois, certains édifices considérés comme plus ou moins remarquables ont été déplacés en amont des travaux de barrage, afin d’être resitués dans des zones hors de portée de l’eau.
Exemple : le portail de la chartreuse de Vaucluse, dans le Jura. Le village d’Onoz, où la chartreuse était situé, a été englouti suite à la construction d’un barrage d’EDF. Le portail a été démonté puis remonté un peu plus loin, afin d’être sauvé de la montée des eaux provoquée par le barrage.
- Elargissement de rue
Au moment du passage à l’automobile, ou bien à l’époque des considérations hygiénistes des bâtisseurs, un certain nombre de rues ont été élargies. Cela a permis par exemple d’obtenir une ou deux voies de circulation, ou de transformer des rues en avenues ou en boulevards. Dans certains cas, des bâtiments ont été déplacé de quelques mètres (parfois même seulement un mètre). C’est sans doute le cas de déplacement de bâtiment le plus fréquent, et le plus facile à mettre en place.
Exemple : l’hôtel de Cabre à Marseille, qui est la plus ancienne habitation de la ville (1535), est tournée de 90° en 1954, pendant la Reconstruction d’après-guerre, afin de suivre l’alignement de la rue6.
- Percée urbaine (nouvelle voirie)
Quand de nouvelles voies de circulation sont créées en milieu urbain, il est probable que leur tracé traverse des bâtiments existants. Pour éviter de les démolir, certaines municipalités optent pour le déplacement d’édifice.
Exemple : comme mentionné précédemment, en 1953, à Châtillon-sous-Bagneux, un groupe de pavillons en meulière a été déplacé dans le cadre de l’agrandissement de la route nationale 306. La société chargée du déplacement sur rails a commandé un film reportage d’une demi-heure afin d’expliquer le fonctionnement technique de la démarche7.
Autre exemple : en 1987, en Roumanie, afin de faire place à un nouveau boulevard, un immeuble a été coupé en deux et déplacé :
- Agrandissement industriel
Dans le cas d’un agrandissement d’usine, des bâtiments sont parfois déplacés pour permettre à l’usine de s’étaler. Il s’agit d’un des cas les plus fréquents de déplacements d’édifices.
Exemple : le château d’Achille Bergès à Villard-Bonnot en Isère fut déplacé en 1957 afin de permettre à l’usine Bergès de se développer (acquisition d’une nouvelle machine de 300 mètres par 25 mètres). Le château partit donc sur les rails pour s’implanter 70 mètres plus loin, à proximité de la maison familiale des Bergès. Cela nécessita 12 000 heures de préparation et 12 millions de francs. Le déplacement dura 20 heures8.
- Catastrophe naturelle imminente
Certaines constructions ont été bâties dans des zones en péril : littoral, montée des eaux, terrain présentant des risques d’effondrement… Face au nouveau risque encouru par le bâtiment, il est parfois envisagé de le déplacer.
Exemple : en 2019, au Danemark, un phare de 700 tonnes et de 18 mètres de haut a été déplacé sur 70 mètres afin d’éviter son effondrement dans la mer9. Un autre phare, aux Etats-Unis cette fois, a également été déplacé en 2015 parce qu’il était menacé d’effondrement10.
De nombreuses autres raisons peuvent amener à déplacer des bâtiments, que ça soit sur rails ou d’une autre manière. La raison principale demeure cependant souvent la même : éviter de démolir le bâtiment11.
Comment déplacer une maison sur rails
Il existe différentes manières de déplacer des édifices sur rails13, la petite infographie ci-dessus en présente une. Voici donc les étapes à réaliser dans la méthode évoquée ici :
- Retirer les fondations et couler à la place une dalle béton percée d’alvéoles ;
- Insérer des poutrelles en acier dans les alvéoles afin de renforcer la structure de la dalle et servir de support à des rouleaux ;
- Soulever l’immeuble grâce à des vérins ;
- Glisser des rails dans l’espace ainsi dégagé, puis placer des rouleaux entre les rails et les poutrelles ;
- Pousser la maison à l’aide de d’autres vérins, jusqu’à sa destination finale ;
- Retirer les rouleaux et placer le bâtiment sur ses nouvelles fondations.
Préalablement au déplacement du bâtiment, on débranche généralement tous les réseaux auquel il est relié (eau, électricité). Ils seront ensuite raccordés sur le nouveau site.
Il y a cependant des exceptions : par exemple, l’Indiana Bell Telephone Building, aux Etats-Unis, a subi une rotation de 90° sur rails en 1930 tout en restant raccordés aux réseaux pendant tout le processus. Les câbles avaient été rallongés et flexibilisés afin que les services téléphoniques puissent rester opérationnels.
Autres techniques de déplacement de bâtiments
Les déplacements de bâtiments ne se font pas exclusivement sur rails ; comme nous avons pu le voir au fil de cet article, il existe d’autres techniques. En voici donc une liste non exhaustive :
- Démontage / remontage ;
- Déplacement par glissement4, utilisé en Egypte antique pour déplacer de gros blocs de pierre ;
- Déplacement par roulement4 : le bâtiment est déplacé sur des rouleaux qui agissent comme des roues ;
- Déplacement sur camion, comme dans l’émission « Les déménageurs de l’extrême » 14 ;
- Déplacement par petits pieds mécaniques15 ;
- Déplacement par des anges (selon les croyances chrétiennes, la maison de Marie de Nazareth a été déplacée de Palestine jusqu’en Italie3. Cette « translation » relève donc du miracle) ;
- Et cætera…
De la pertinence de déplacer un édifice
Comme nous avons pu le voir, les raisons qui mènent à un déplacement d’édifice sont nombreuses, et visent bien souvent à sauver le bâtiment. Mais il arrive également, comme c’est parfois le cas en Amérique du Nord notamment, que des maisons soient déplacées sans que cela ne soit particulièrement nécessaire pour leur survie.
La plupart du temps, les bâtiments ont été conçus spécialement pour le lieu où ils ont été construits. Même les édifices issus du mouvement moderne, qui revendiquent la tabula rasa (« table rase » , concept consistant à ne pas prendre en compte le contexte du bâtiment pendant sa conception), sont tout de même bien des fois (volontairement ou non) finalement très liés à leur contexte. Cela nous amène donc à nous poser la question de l’adaptation du bâtiment à son nouveau contexte. Il parait par exemple compliqué de déplacer un édifice qui aurait été construit pour un site très particulier : une pente, en bord de rivière… De plus, les bâtiments ne portent pas le même sens en fonction de l’endroit où ils se trouvent : par exemple, l’obélisque de Paris a changé de sens symbolique après qu’il ait été déplacé pour venir en France. De monument religieux et patrimoine égyptien, il est devenu curiosité orientaliste pour Français et touristes.
De nos jours, les seuls bâtiments qui sont déplacés le sont généralement parce qu’on considère qu’ils sont importants (monuments historiques, touristiques…) et qu’ils méritent donc d’être sauvegardés, quitte à ce qu’il faille les déplacer. Les petits édifices du style maison en meulière ou immeuble de logements seront beaucoup moins susceptibles d’être déplacés, car on considère que ce sera plus rentable de les détruire et d’en faire autre chose, quand un nouveau projet d’urbanisme verra le jour.
Mais à force de destructions, nous en venons à oublier la valeur de l’architecture. Les nouveaux édifices sont parfois construits de manière bâclée, car la société ne pense quasiment qu’à court terme. Pourtant, un bâtiment n’est pas un simple objet jetable à merci. L’architecture est sans doute ce qu’il y a de plus massif parmi les constructions humaines, et aucun bâtiment n’est anecdotique, tous portent en eux de grandes conséquences sur notre environnement et nos existences. Dans certains cas, la destruction est inévitable, quand le bâtiment arrive réellement en fin de vie ; mais le reste du temps, nous pourrions réfléchir à d’autres alternatives (rénovation, réhabilitation, déplacement…) avant de songer destruction.
Nous avons toujours la possibilité de choisir la voie des anges.
Notes
1 – Pour approfondir cette thématique, lire par exemple « Le Grand Paris du Séparatisme Social » de Hacène Belmessous (2015), ou bien >cette infographie< du Monde.
2 – Deux livres qui parlent du caractère éphémère des bâtiments modernes : « Misère de l’espace moderne » d’Olivier Barancy, et « Béton – Arme de destruction massive du capitalisme » d’Anselm Jappe.
3 – Voir sur Wikipédia : Translation de la Sainte Maison de Lorette. A ce propos, il y a aussi le livre « The House of the Virgin Mary – The miraculous story of its journey from Nazareth to a Hillside in Italy » de Godfrey E. Philipps, ou encore « The Miraculous Flying House of Loreto: Spreading Catholicism in the Early Modern World » par Karin Vélez.
4 – « Déplacements d’immeubles » de Jacques Prévost (PDF). Lien également disponible à : cette adresse. Un document de référence sur le déplacement de bâtiments.
5 – A ce sujet, voir le livre « La France des villages engloutis » de Gérard Guérit.
6 – « La Provence insolite : l’hôtel de Cabre à Marseille » , France Bleu, 2016. Passionnant comme sujet n’est-ce pas ? Voici donc quelques autres exemples à voir également : des maisons reculées de 15 mètres sur rails, à Paris, pour permettre l’élargissement d’une rue ; en URSS, de nombreux bâtiments déplacés sur rails afin de permettre le tracé et l’élargissement des voies ; à Campéanac, en 1988, déplacement sur rails d’une église dans le cadre de la modification du tracé d’une voie.
7 – « Pierres qui roulent » , film reportage en noir et blanc de 26 minutes. Exemple plus récent de déplacement de bâtiment sur rails pour cause de percée urbaine : en 2013, une gare est déplacée de 30 mètres en Suisse.
8 – « Le 3 Août 1957, le château d’Achille Bergès a roulé… » , le Dauphiné Libéré, 3 Août 2017.
9 – Voir « Danemark: un phare de 700 tonnes déplacé pour éviter qu’il ne s’effondre dans la mer » de Le Nouvelliste, et « Le Phare prend le train » de Chassée-Marée.
10 – « Comment déplacer un phare de 16 mètres de haut ? » , RTBF, 2015.
11 – Afin de clore cette partie, jetez également un coup d’oeil à ces deux opération de déplacements d’édifices en Chine, à une époque plus récente : « Insolite : en Chine, un immeuble déplacé sur 90 mètres » et « Chine : un temple de 2000 tonnes déplacé de 3 mètres grâce à des rails en béton » . Dans ce dernier cas, le temple a été déplacé pour désengorger une zone très fréquentée par les touristes. Voilà encore une autre raison de déplacer un bâtiment !
12 – Voir « A Nyon, cette villa centenaire doit migrer de 18 mètres pour survivre » , La Côte, 2019. >Cliquez ici< pour voir l’image qui a servi de référence à l’infographie.
13 – Le reportage « Pierres qui roulent » mentionné plus haut en présente le processus ; à voir également, la vidéo « Moving the MFO building in Zurich, 2012 » montre un déplacement impressionnant d’immeuble.
14 – Le procédé semble populaire de nos jours en Amérique du Nord ! Cet article canadien explique le processus : « Quelles sont les techniques utilisées pour soulever et déplacer une maison ?« , Soumission Rénovation, 2020.
15 – « How to move a building« , vidéo de 5 minutes 20, par The B1M.
Merci pour votre lecture ! Si vous relevez une erreur dans le texte, ou si vous souhaitez faire retirer une image ou votre nom, n’hésitez pas à le signaler via la rubrique de Contact, ou par commentaire ici.
Les textures de l’image de couverture sont issues du site Lost+Taken.