Pour ne pas retrouver l’architecte
Des fois je me dis que c’est assez ironique que j’ai créé un site qui s’appelle « L’Académie des Joyeux Architectes » ; et puis, tout simplement, rien que le fait que j’ai créé un site qui parle d’architecture, sans même parler du titre, c’est déjà assez, c’est déjà insensé, c’est déjà absurde, c’est déjà étrange.
Bon, en réalité, ce titre est un jeu de mot : une référence à « l’académie des joyeux décorateurs » dans le jeu Animal Crossing, et puis aussi une allusion à mon nom, qui signifie « joie ».
Mais en fait c’est con parce que j’ai commencé et j’ai fini mes études d’architecture dans la plus pure dépression. Et puis j’ai commencé à travailler en tant qu’architecte dans une encore plus pure (et sale) dépression. Maintenant ça va. Mais bon. Peut-on réellement me qualifier de Joyeuse Architecte ?
En fait, je suis capable d’être joyeuse, ce n’est pas un problème. Mais je ne suis pas capable d’être joyeuse architecte. Car l’architecture telle qu’elle est aujourd’hui – et même telle qu’elle fût – ne me procure aucune joie. Et je connais peu d’architecte qui en ressentent réellement de la joie ; pourtant j’en connais des architectes, je connais que ça même ! Mais sommes nous joyeux via l’architecture ? Le travail nous procure-t-il de la joie ? Peut-on parler de joie de se faire exploiter par un patron ? Pour concevoir des bâtiments que nous n’aurions jamais eu envie de concevoir ainsi, si notre avis comptait réellement ?
Allez, laissez-moi vous raconter une histoire. Il y a quelques années, en 2021, j’avais écrit cet article :
CARTE – Trouver le nom de l’architecte de n’importe quel bâtiment ! (ou presque)
Aujourd’hui, sur un des sites dont je parlais dans cet article, je suis tombée sur le nom d’un de mes anciens patrons. J’avais bossé pour son agence en tant qu’intérimaire, quand j’avais 22 ans. Un jour, il m’a touché les fesses. Je me suis offusquée. Il a feint le geste accidentel, a rigolé. Puis il l’a refait. Le fait qu’il le refasse en dépit de mes protestations, ça m’a sidérée ; pétrifiée ; clouée sur ma chaise. La seule chose que j’ai réussi à faire, c’est, plusieurs minutes ou heures plus tard, me lever, aller jusqu’au toilettes et vomir tout en priant pour que personne ne l’entende. Ce soir là, en rentrant du travail, j’ai pleuré dans le RER. C’est tellement pathétique de pleurer dans le RER. Ca n’arrive que lorsque l’on est à bout. Personne n’a envie de pleurer dans le RER. Bah j’ai pleuré dans le RER. Et je ne suis pas revenue travailler le lendemain, ni les jours suivants, ni jamais.
J’ai vu, sur la carte, le bâtiment sur lequel j’avais travaillé à l’époque. Et j’ai vu son nom sur le bâtiment. Pour ces plans de bâtiment, faits de sang et de larmes dans le RER. En fait, à quoi bon connaître le nom de l’architecte d’un bâtiment ? Ce nom là, c’est toujours celui de nos patrons. Ce nom là, c’est un nom qui nous oppresse et qui nous tord le bide de dégoût, quand on le revoit s’afficher sur une carte des années plus tard.
C’est marrant, parce que je me rappelle du nom de ce bâtiment, même 6 ans plus tard, mais lui, l’architecte, il ne se rappelait pas du nom du bâtiment. Il déformait le nom, se trompait, l’oubliait alors qu’on en avait parlé à peine quelques minutes avant. Il n’arrivait pas à se rappeler des 6 pauvres lettres du nom du bâtiment sur lequel il allait bientôt pouvoir fièrement coller son nom à lui. D’ailleurs il ne savait pas non plus se servir d’un ordinateur. Du tout. Même regarder un mail ou ouvrir un dossier. Il savait pas. Le bâtiment était fait intégralement sur AutoCAD, par des intérimaires éphémères et tournants (au milieu de cette valse d’objets interchangeables, il y a bien de la place pour une petite main au cul de temps en temps).
On peut donc massacrer et oublier le nom d’un bâtiment dont on se revendiquera ensuite être le Père.
En écrivant ces lignes, j’ai ressenti comme une forme de compassion pour le bâtiment, ce géant de béton et de ferraille. Moi aussi, mon nom, on a passé ma vie entière à le massacrer. Ca, c’est le quotidien quand on est d’origine étrangère. Et évidemment, de mes premiers à mes derniers patrons, ils se sont tous relayés pour massacrer mon prénom. Il y a peut-être un parallèle à faire entre le béton et la ferraille qui composent l’édifice, et le sang et les larmes dont je suis faite. Objets. Nous sommes objets.
Mais moi, j’aimerais nous voir comme vivants. J’aimerais nous voir joyeux. Je nous préfère joyeux. J’aimerais que tous les bâtiments évoquent des souvenirs tendres et émouvants aux personnes qui les ont fréquentés. A tous les gens qui les ont bâtis, aussi. C’est ça, une architecture vivante et joyeuse. J’ai foi en une architecture des jours heureux. Nous n’y sommes pas encore, mais viendra le jour où nous prendront enfin soin de l’environnement qui nous entoure, qu’il soit urbain et paysager. Sans oublier de prendre soin de chaque être vivant impliqué de près ou de loin dans le projet.